Vie privée et univers professionnel : des enjeux différents
Vie privée : des problèmes liés à la publicité ciblée et sécurité des données
Dans l’univers privé, la question des traces qu’on laisse sur le Web se joue à 2 niveaux.
- Tout d’abord, les données personnelles liées à l’utilisateur peuvent être revendues à des tiers (avec ou sans le consentement de l’internaute) et être utilisées à des fins de publicité ciblée, ce qui remet en question le respect de la vie privée online. C’est d’ailleurs cet aspect-là qui pousse de nombreux internautes à vouloir se tourner vers des solutions plus respectueuses (sur le papier du moins) de l’anonymat.
- Il y a également un deuxième problème, cette fois-ci lié à la sécurité des données. Il arrive que les traces laissées sur Internet (adresse mail, coordonnées, mot de passe, etc.) puissent être récupérées par des tiers lors de fuite de données et utilisées de manière frauduleuse.
Pour autant, il est difficile de se passer des outils qui n’ont que peu de considérations pour la vie privée (Google, Facebook et les autres), car ils sont extrêmement pratiques en plus d’offrir un confort certain à les utiliser.
Et comme l’écrivait Anne-Marie Libmann dans la préface du livre de Véronique Mesguich « Rechercher l’information stratégique sur le Web » (Véronique Mesguich, préf. d’Anne-Marie Libmann, 2ème éd., Bruxelles : De Boeck Supérieur ; Paris : ADBS, 2021 (Information et stratégie).) :
« Et sur ce marché de consommation de « masse d’information », l’internaute exige d’avoir en temps réel et en toute autonomie, un accès direct aux produits informationnels, offrant lui-même, commerce oblige, son identité numérique en échange d’un peu de gratuité ».
Dans le monde professionnel : des enjeux liés à la sécurité des données, la confidentialité et les biais informationnels
Dans ce monde bien distinct, les enjeux ne sont pas du tout les mêmes. La question n’est pas tant une affaire de sensibilité personnelle quant au respect de la vie privée que de l’absolue nécessité de rechercher, trouver et consulter les contenus utiles à l’exercice de sa fonction avec les outils mis à disposition et autorisés par l’entreprise. Cela est inhérent à la pratique de la fonction, mais cela comporte aussi quelques risques dont il faut avoir conscience.
Les professionnels de l’information, par la nature même de leur métier, passent beaucoup de temps sur Internet et laissent par conséquent de multiples traces sur les différents outils et sites qu’ils visitent :
- Les moteurs de recherche ;
- Les réseaux sociaux ;
- Les outils de recherche et de veille professionnels ;
- Les sites web visités.
On aurait naturellement tendance à séparer le Web ouvert, les outils généralistes grand public des outils professionnels en pensant que les premiers sont les plus problématiques en termes de respect de la vie privée, biais informationnels et sécurité des données. Mais on verra par la suite que ce n’est si simple que cela.
Recherche et veille sur le Web ouvert et les outils grand public
La collecte de données pour des enjeux publicitaire
Tout d’abord, la question des données collectées puis utilisées à des fins de publicité ciblée ne revêt pas du tout la même importance que dans la vie privée. Elle est même très secondaire, même si cela génère une pollution visuelle liée à la profusion de publicité qu’on pourrait bien s’épargner.
En effet, les recherches que l’on effectue, les sites que l’on consulte, etc. sont alors liés à nos problématiques professionnelles. Le profil type/persona qui peut être construit à partir des traces que nous avons laissées et pourra être utilisé par des annonceurs pour nous proposer de la publicité n’a alors pas grand-chose à voir avec notre personnalité réelle.
On constate d’ailleurs qu’on est finalement assez peu exposé à de la publicité ciblée dans le monde professionnel, d’une part parce que la publicité se retrouve aujourd’hui en majorité sur mobile et qu’on est plutôt sur une interface desktop dans le monde professionnel. Et d’autre part, parce que les recherches que l’on effectue sur le Web (à quelques exceptions près) n’intéressent que peu les annonceurs qui cherchent surtout à vendre des produits grand public.
La concurrence accède à des données sensibles
Dans le monde professionnel, le premier risque c’est d’être trop visible lors de ses recherches et veilles et de se dévoiler auprès de concurrents ou d’autres internautes.
Il y a quelques années, Frédéric Martinet avait rédigé un billet de blog sur la question de la furtivité dans le domaine de la veille qui reste toujours d’actualité (https://www.actulligence.com/2010/09/06/veille-sur-internet-furtivite-anonymat-enfin-la-verite/).
Il y détaillait les traces laissées par les internautes sur son site :
- Les traces liées au proxy qui permettent par exemple de savoir pour les grandes entreprises leur identité. Pour les TPE/PME, ce n’est cependant pas le cas, car elles passent généralement par un abonnement internet grand public (Orange, Free, SFR, etc.) et ne disposent pas d’un proxy dédié.
- Les traces liées au parcours : il est ainsi possible de savoir quels articles ont été vus par un internaute précis, la durée, etc.
- Les traces sur le parcours d’entrée de l’internaute sur le site. Il est ainsi possible de savoir comment un internaute est arrivé sur un site ou une page et quelle requête il a entrée sur Google. En recroisant les données, on peut donc savoir que telle entreprise a recherché des données sur tel sujet/concurrent, etc.
- Les traces et les requêtes liées aux recherches effectuées sur le moteur interne.
Il y a donc un impératif de confidentialité et furtivité surtout pour des sujets sensibles, concurrentiels et confidentiels.
L’insertion de biais informationnels dans ses recherches professionnelles
La grande majorité des outils grand public les plus plébiscités, qu’il s’agisse de moteurs de recherche ou réseaux sociaux, personnalise à des degrés divers les contenus qu’ils montrent aux utilisateurs en fonction de leur profil, localisation, goûts, historique de navigation.
Le veilleur se retrouve ainsi parfois contraint d’essayer d’avoir une autre vision de sa recherche et de sa veille en sortant de la personnalisation et des bulles de filtres.
On combine alors les deux approches :
- Une approche classique
- Une autre plus centrée sur l’anonymat et la navigation furtive.
La fuite de données collectées lors d’un hack
Enfin, dernier risque : la sécurité des données qui se pose également dans la vie professionnelle.
En laissant des traces, le veilleur s’expose également à des spams, malwares, fuite de données, etc., ce qui peut avoir un réel impact sur l’entreprise.
Les outils professionnels : une fausse sécurité
Quand on a recours à des outils professionnels payants (agrégateurs de presse, plateformes de veille, etc.), on a un (faux) sentiment de sécurité. Nos données sont partagées avec l’éditeur en question, qui s’engage en principe à ne pas les revendre ni les partager avec des tiers.
Il n’y a en principe pas de publicité, l’outil n’enferme pas ses utilisateurs dans des bulles de filtres et est en principe précautionneux en matière de sécurité des données. Et surtout la plateforme/l’outil fait office de barrière entre nous et le Web. C’est la plateforme de veille qui visite les sites Web, les réseaux sociaux, etc., mais pas nous. On est a priori moins visible.
Or ce n’est pas si simple...
Pour commencer, il faut avoir conscience que l’éditeur dispose de toutes les données concernant l’utilisateur (requêtes, historique, etc.) et il n’y a pas d’autre choix que de lui faire aveuglément confiance.
Il y a quelques années, le CEDOCAR (Centre de documentation de l’armement) avait une démarche intéressante et préventive en la matière. Il se chargeait de souscrire des abonnements à des serveurs scientifiques (basés à l’étranger) pour le compte d’entreprises et clients externes et distribuait aléatoirement les identifiants et mots de passe. Le serveur n’avait alors aucun moyen de remonter jusqu’au client original et de trouver le moindre élément stratégique.
D’autre part, quand on utilise un outil de veille, l’outil de veille propose des contenus pertinents. Si certains sont intégralement consultables au sein de la plateforme, nombre d’entre eux proposent un lien avec le texte intégral et donc vers la source originale. Le veilleur sort alors de la plateforme de veille et navigue sur le Web comme un internaute lambda en y laissant des traces. De même pour les agrégateurs de presse tels qu’Aday, Europresse, Factiva, Newsdesk. Si les contenus de presse écrite sont bien consultables au sein de la plateforme, les contenus Web, blogs, podcast et même parfois vidéo renvoient généralement vers la source initiale. Le veilleur est donc exposé au même titre que n’importe quel internaute.
Et pour les outils gratuits freemiums comme les lecteurs de flux RSS, les gestionnaires de favoris, les outils de curation, ce qui est fait des données est encore plus hasardeux. Diigo est par exemple hébergé aux États-Unis et Raindrop en Russie, etc.
Des frontières de moins en moins définies entre vie privée et professionnelle et des enjeux qui s’entremêlent
Dans le contexte actuel, les frontières entre vie privée et professionnelle sont de plus en plus floues.
Nombreuses sont les personnes qui utilisent leur ordinateur personnel en télétravail, qui ne disposent que d’un seul et même ordinateur pour leur vie privée et professionnelle (le cas des indépendants par exemple) ou utilisent leur téléphone/tablette personnels à des fins professionnelles en dehors des horaires de travail (dans les transports par exemple). Et dans tous ces cas-là, les enjeux liés à la vie privée viennent s’entremêler avec ceux de la vie professionnelle.
On notera que le phénomène a déjà commencé il y a de nombreuses années quand l’accès à Internet et les outils informatiques sont devenus presque plus performants, en tout cas moins restrictifs que dans l'univers professionnel. Certains veilleurs n’avaient alors pas d’autre choix que de faire certaines recherches depuis leur matériel personnel (mobile ou ordinateur) pour pouvoir contourner les multiples interdictions (accès à certains outils, sites et réseaux sociaux) présentes au sein de leur organisation.
Et finalement aujourd’hui, le professionnel doit réussir à concilier les enjeux du respect de sa vie privée sur le Web et de sa sécurité avec les obligations de résultat en matière d’information que requièrent son travail et son entreprise. Il doit alors jouer sur tous les tableaux, ce qui n’est pas nécessairement compatible. Par exemple, vouloir se limiter uniquement à des moteurs respectueux de la vie privée pour protéger son identité personnelle, c’est prendre le risque de faire des recherches d’informations dégradées, car les meilleurs outils en la matière n’entrent pas dans cette catégorie.
Dans le prochain article, nous allons voir quels sont les outils et méthodes disponibles pour laisser peu de traces lors de ses recherches et veilles sur le Web en allant du plus simple à des processus très aboutis.